Le crocodile et l'esturgeon

 

Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants

S'amusaient à faire sur l'onde

Avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants,

Les plus beaux ricochets du monde.

Un crocodile affreux arrive entre deux eaux,

S'élance tout à coup, happe l'un des marmots

Qui crie et disparaît dans sa gueule profonde.

L'autre fuit en pleurant son pauvre compagnon.

Un honnête et digne esturgeon

Témoin de cette tragédie

S'éloigne avec horreur, se cache au fond des flots

Mais bientôt il entend le coupable amphibie

Gémir et pousser des sanglots :

« Le monstre a des remords, dit-il: ô Providence!

Tu venges souvent l'innocence;

Pourquoi ne la sauves-tu pas ?

Ce scélérat du moins pleure ses attentats;

L'instant est propice, je pense,

Pour lui prêcher la pénitence :

Je m'en vais lui parler... » Plein de compassion,

Notre saint homme d'esturgeon

Vers le crocodile s'avance :

« Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ;

Livrez votre âme impitoyable

Au remords, qui des dieux est le dernier bienfait,

Le seul médiateur entre eux et le coupable.

Malheureux, manger un enfant !

Mon coeur en a frémi; j'entends gémir le vôtre... »

« Oui, répond l'assassin, je pleure en ce moment

De regret d'avoir manqué l'autre! »

Tel est le remords du méchant.

 

Jean-Pierre Claris de Florian

(1755/1794)